Ugrino et Ingrabanie
Traduit de l'allemand par René Radrizzani
Ugrino et Ingrabanie : la première grande œuvre en prose de Hans Henny Jahnn.
« Ugrino est comme une cataracte de choses inouïes, démesurées, élémentaires. Je ne peux pas encore cerner cette matière. » (Lettre de Jahnn du 19 février 1917)
Au début du siècle, toute une génération qu’on appela expressionniste rêve d’un renouveau de l’homme, de la société : c’est l’époque de Dornach, de Hellerau, du Bauhaus.
Le jeune Jahnn imagine - comme l’avaient fait au 19e siècle Mörike avec son Orplid, les enfants Brontë avec leurs Angria et Gondal - un pays préservé, une île de rêve, Ugrino.
« Ugrino et Ingrabanie, ce sont de nouvelles lois, d’autres règles, d’autres normes » (lettre du 17 mai 1917).
Bien que Jahnn ait manifesté plusieurs fois l’intention de le reprendre et en ait publié un fragment en 1932 - ce texte restera inachevé comme ses grands romans ultérieurs - et comme ceux de Musil, de Kafka, de Hofmannsthal. Écrit pendant l’exil norvégien (1916-1917), il est sa première très grande œuvre en prose.
L’argument contient le germe d’une idée de roman spécifiquement moderne : un homme ayant perdu le souvenir - sa mémoire s’éteint progressivement après vingt quatre heures - est à la recherche de son identité, son passé, ses racines. Est-il le grand architecte que saluent en lui les habitants de l’île ? Était-il parti pour en finir avec le dernier ennemi d’Ugrino, autrefois son ami ? L’a-t-il tué, comme le lui fait penser son sentiment de culpabilité ?
L’écriture, forte et pulsionnelle - on se croit, dès les premières phrases, en présence d’un jeune titan essayant de briser ses chaînes - atteint par moments à une vision d’une grandeur mythique : description grandiose de l’île, de la manière d’y accéder, de ses monuments étonnants. S’y mêlent des fantasmes pubertaires (l’amitié perdue - ce texte est le premier où Jahnn se réfère explicitement à la légende de Gilgamesh et Enkidu -, l’étrange désir d’un homme de devenir mère, accompagné d’un sentiment d’horreur devant l’accouchement ; l’effroi face à la mort et aux mutilations les rêves de grandeur et de célébrité), des souvenirs de ses amitiés d’adolescent, et la nostalgie d’une patrie perdue qui devait être celle de l’auteur durant son exil. Une œuvre d’une puissance et d’une étrangeté uniques.
Presse et librairies
Ugrino et Ingrabanie, roman inachevé, comme L’Amérique de Kafka, décrit l’existence dans une île nordique, une sorte d’abbaye de Thélème dont la devise n’est pas « Fais ce que voudras », mais : « Obéis à ceux qui savent et qui pensent pour toi. »
Marcel Schneider, Le Figaro Littéraire, 9 février 1995Fruit de son exil en Norvège en 1916-1917, Ugrino est la première œuvre en prose laissée inachevée par l’auteur de Fleuves sans rives. Cette tentative réussie réunit à la fois un lieu de rêve, une île, et un homme qui assiste à l’effacement de sa mémoire après vingt-quatre heures. Le livre laisse des indices cachés dans une écriture magnifique et magique ; les thèmes sont d’une puissance inouïe : nostalgie de la patrie perdue, désir d’être un homme capable d’enfanter et qui, cependant, ne cesse d’éprouver de l’horreur face à l’accouchement, aux mutilations… Cette étrangeté superbe n’arrête pas d’étonner et de fasciner.
Claude-Henry du Bord, Études, mars 1995