Vendange

Traduction de Claire Cayron.

Janvier 1999

400 pages

Ibériques

978-2-7143-0689-0

21.65 €

« Senhor Angelo connaissait le théâtre humain et ses marionnettes. Le versant qui s’élevait en face lui fournissait l’image d’une scène gigantesque où se jouait la comédie de la vie. Tout en bas, la pauvreté piétinée et affamée ; au milieu (ceux) qui s’étaient élevés avec le temps, obscènes d’impatience et d’insensibilité ; en haut, l’élite dont il faisait partie, jouissant des derniers privilèges hérités. Irréconciliables, les trois mondes se haïssaient et se combattaient. Celui d’en bas avait la raison du nombre et l’arme puissante du travail ; celui du milieu, plastique et tentaculaire, traçait son chemin à coups d’audace et de ténacité ; celui d’en haut brandissait les armes immaculées de la culture et du goût en se prévalant de la légitimité de privilèges ancestraux. Seul le premier avait besoin d’une victoire totale et retentissante. Parce qu’il sortait des brumes, il voulait la clarté totale. Aux autres, le maintien de l’équilibre suffisait (…). Le combat des trois ennemis aurait-il une fin prochaine ? ».

Nous sommes dans les Terres Chaudes du Douro, la région où s’élabore le porto, le temps d’une récolte. Si les trois forces en présence se combattent, elles-mêmes sont parcourues par toutes les tensions humaines, dans l’ordre de la sensibilité, de l’affectivité et de la sexualité. Certains gardent leur dignité, d’autres la perdent, d’autres encore se mettent en chemin pour la trouver.

On peut s’étonner que ce roman subversif, écrit au début des années 40 et publié pour la première fois en 1945, n’ait pas été saisi par la censure, comme le Quatrième Jour de La Création du monde l’avait été en 1939 et les Contes de la Montagne en 1941. Serait-ce parce qu’il ne s’agit pas ici de subversion politique ou religieuse, mais de subversion sociale, et qu’il importait peu à « l’État Nouveau » salazariste qu’on mette en scène la lutte entre les grands, les gros et les petits ? Quoi qu’il en soit, en raison des saisies précédentes, l’urgence pèse sur ce livre, dont le style et le rythme sont marqués par la compulsion. Comme s’il devait être le dernier, tous les thèmes que développeront les nombreux ouvrages à venir se bousculent dans ce roman.

Claire Cayron

Miguel Torga

Miguel Torga – Portugais (12 août 1907 - 17 janvier 1995), par Claire Cayron, sa traductrice :

Miguel Torga, de son vrai nom Adolfo Correia Rocha, est né au village de São Martinho de Anta, où il a été mis en terre, “au milieu du paysage qui a emmailloté ma naissance et ensevelira ma fin”, comme il l’avait écrit dès 1952 : celui de son “royaume merveilleux”, la pauvre et secrète province de Trás-os-Montes, au nord-est du Portugal.

Se revendiquant ibérique, il avait choisi, en littérature, de se prénommer Miguel par admiration pour deux grands espagnols (Cervantès et Unamuno) et d’être Torga du nom d’une bruyère de sa montagne transmontana, austère et résistante. Sous l’identité d’Adolfo Correia Rocha, il était médecin ORL à Coimbra.

En décembre 1978, par décision du Conseil des Ministres et de l’Assemblée de la République, le Portugal rendait un hommage national à Miguel Torga, pour le cinquantenaire de sa vie littéraire. Elle avait commencé en 1928 à l’âge de 21 ans, par la publication d’un recueil de poèmes, Ansiedade, et s’est poursuivie jusqu’aux derniers mois de la longue vie de l’auteur : le Diário XVI s’achève en décembre 1993. “Un véritable créateur, fut-il Dieu, ne se repose pas le septième jour”, avait écrit Miguel Torga en 1962, en conclusion à des soupçons sur la sincérité de l’auteur de La Genèse….

Si vous vous promenez aujourd’hui dans les librairies de Lisbonne, de Coimbra, de Porto, vous remarquerez, alignés sur les étagères, une cinquantaine de volumes, tous semblables, “édités dans le même papier terne, le même format, le même caractère et jusqu’à la même maquette de couverture, chaque volume revêtu de la même pauvre bure du précédent” : l’œuvre auto-éditée de Miguel Torga. Une collection devenue déjà un objet bibliophilique, l’œuvre ayant été confiée, depuis la mort de l’écrivain, aux Publicações Dom Quixote à Lisbonne.

Miguel Torga est devenu classique de son vivant, en raison de la portée, de la diversité et de l’originalité de son œuvre, à l’image de l’un de ses aphorismes : “L’universel, c’est le local moins les murs”. Ce sont 94 nouvelles, 2 romans et le grand récit romanesque de sa “création du monde”, les 16 volumes du Journal, 3 pièces de théâtre, 2 volumes d’essais et conférences, 15 recueils poétiques et les 700 poèmes inclus dans l’édition originale du Journal. Depuis longtemps, des “fadistes” chantent Miguel Torga, plusieurs de ses ouvrages ont été mis en onde, en scène et en images, et chacun a été régulièrement attendu et commenté, voire guetté, sous le régime de Salazar que cette œuvre subversive indisposait particulièrement. Aussi a-t-elle valu à Miguel Torga de connaître l’arsenal complet des exactions politico-policières : arrestation, emprisonnement, saisies, privation de passeport, mise sous surveillance. Mais écrivait-il plaisamment après une saisie : “La police, avec sa méfiance professionnelle à l’égard de la vérité, me dit si je suis sur la bonne voie ou non” Et de récidiver, en apostrophant ainsi le dictateur : “Le vainqueur sera celui qui a le meilleur souffle” – ce fut lui.

De son premier ouvrage, aujourd’hui retiré du commerce, Miguel Torga, n’a conservé qu’un seul vers, dans une anthologie de son œuvre poétique : “J’ai peur de l’avers ”. Les dernières lignes de son Journal constatent : “A quelque chose devraient me servir mes cicatrices d’inlassable défenseur de l’amour, de la vérité et de la liberté, triade bénie justifiant le passage en ce monde de n’importe quel être humain”.

La critique a réservé un accueil constamment attentif à son édition française : “Miguel Torga est un écrivain dont la prose, nourrie par les âges et burinée par les expériences, brûle sur son passage tout ce que la littérature contient de sophismes, de fourberies, de couardises et d’artifices”, a notamment écrit Jérôme Garcin. En savoir plus.

Presse et librairies

Comme dans les grands romans de Giono, Vendange ne raconte pas seulement l’histoire singulière d’un groupe de vendangeurs face aux maîtres. Au-delà de l’affrontement social, au-delà d’un récit violemment dénonciateur, Torga écrit une histoire plus vaste, plus poétique, qui se joue entre une terre, des bêtes, des plantes et des hommes. Dans ce pays de mélancolie et de brume, condamné à regarder au large de ses côtes immenses, s’écrit une page d’éternité. Les hommes passent avec leurs amours contingentes, leurs peines, leurs désirs de dominer le monde. Restent les paysages et cette terre que d’aucuns travaillent de leurs mains, transforment, et dont la géographie peu à peu finit par raconter l’histoire.

Michèle Gazier, Vignes à haute tension, Télérama, 23 juin 1999

Un roman puissant et sombre, ancré dans la région du Douro, non loin de la terre d’origine de Torga : Tras-os-Montes, l’« au-delà des montagnes », cette province montagneuse aride et pauvre du nord du Portugal pourr laquelle Torga toujours conserva un attachement viscéral.

Nathalie Crom, La Croix, 1er juillet 1999