Une âme en incandescence

Traduction de Claire Malroux.

Janvier 2016

624 pages

Série américaine

978-2-7143-0635-7

27 €

“Oses-tu voir une âme en incandescence ?”

Cette question au ton dramatique, impérieux, provocant, Emily Dickinson l’adresse à quiconque se penche sur son œuvre. La réponse, empreinte d’un mystérieux effroi, elle la fournit elle-même, à la fois acteur et témoin, avec cette capacité de dédoublement qu’elle possède à l’extrême. Ordre est donné au curieux de se blottir sur le seuil, comme si la forge intérieure était un sanctuaire interdit, le lieu d’une activité sacrée transcendant celle du Dieu du Feu de la mythologie antique, Héphaïstos ou Vulcain. D’emblée une distance est posée entre le poète et le lecteur ignorant ou incrédule qui voudrait saisir le secret de la création.

Une “âme en incandescence” ne s’explique pas ni ne s’analyse ; elle mérite le silence de la contemplation, un respect religieux. Peut-être faut-il voir dans ce mouvement d’orgueil l’effet d’une frustration ressentie à l’orée d’une carrière littéraire manquée mais dont on peut à bon droit se demander si, les circonstances ayant été autres, elle ne se serait pas épanouie tout comme celle de ses contemporains, Hawthorne, Melville, Poe ou Whitman.

Le mot d’“incandescence”, en revanche, qualifie avec la plus grande justesse l’état de surexcitation poétique qui devait être celui d’Emily Dickinson en 1861, 1862 et 1863. Ces trois années marquent un sommet, l’aboutissement d’une longue secousse tellurique, le déferlement d’une lame de fond dont les signes avant-coureurs étaient apparus près d’une décennie auparavant.

Notre connaissance d’Emily Dickinson demeure encore aujourd’hui fragmentaire, car elle repose sur des choix de poèmes. De tels choix, même s’ils se veulent aussi représentatifs que possible, risquent à la longue de brouiller la réalité profonde du poète. Une autre démarche, face à la diversité des approches à laisser émerger, comme d’elle-même, sa figure unique.

D’où le soucis de présenter ici au moins la partie la plus essentielle de son œuvre, par la traduction de la quasi intégralité des poèmes de ces fameuses trois années. Les textes figurent dans l’ordre où Emily Dickinson les a elle-même transcrits dans ses “cahiers cousus”. L’ouvrage vise ainsi à la fois à restituer le tissu interstitiel de la poésie et une architecture altérée par des éditions successives.

Ces Cahiers proposent un autre mode de lecture. Ils invitent à saisir la poésie dans l’abrupt et dnon dans l’horizontalité du temps, à renoncer aux catégories habituelles de l’intellect, à traverser l’écorce de la chose poétique pour se rapprocher du feu central.

Claire Malroux

Emily Dickinson

Considérée aujourd’hui comme l’un des plus grands poètes américains, Emily Dickinson n’eut pas droit à la reconnaissance littéraire de son vivant. Presque absente de la scène littéraire, elle fut également peu présente dans le théâtre de la vie. Son champ d’expérience fut limité, puisqu’elle ne s’éloigna d’Amherst que pour passer une année au collège de Mount Holyoke à South Hadley ou lors de rares séjours, à Washington ou à Boston. Il semble donc qu’elle n’ait guère quitté le cercle de cette petite communauté puritaine de Nouvelle-Angleterre, ni franchi le seuil de la maison familiale où elle disait tant se plaire – entre son père juriste et homme politique, admiré et craint, et sa mère plus effacée ; entre sa sœur Lavinia, qui ne partit jamais non plus et son frère Austin, installé dans la maison voisine avec sa femme Susan, amie de cœur de la poétesse. Le choix d’un certain retrait du monde livre un signe essentiel : la mise à distance, l’ironie. Mais, à certains égards, ce retrait fut peut-être moins absolu qu’il n’y paraît : tout en se dérobant au monde, au mariage, elle adressa des lettres passionnées à divers correspondants masculins. La fin de sa vie fut marquée par des deuils répétés (son père en 1874, sa mère en 1882, son neveu Gilbert, mort à l’âge de huit ans en 1883, Otis P. Lord en 1884). Secrète et expansive, grave et moqueuse, discrète mais audacieusement libre, sa personnalité est aussi complexe que l’espace réel de son expérience fut restreint. En savoir plus.

Presse et librairies

Lire la poésie d’Emily Dickinson relève d’une expérience existentielle autant que littéraire. Cela revient à se plonger dans le discours d’une obsessionnelle, un poète qui a choisi de ne presque pas vivre pour voir mieux le vide qui se cache derrière toutes les vie.

Stéphane Bouquet, Dickinson toujours deux fois, Libération, 9 avril 1998