Senhor Ventura

Traduit du portugais par Claire Cayron

Janvier 1992

128 pages

Les Massicotés

978-2-7143-0899-3

8.1 €

Senhor Ventura de Miguel Torga est un mélange de pícaro et de Don Quichotte, mais à la portugaise, c’est-à-dire dans la migration et l’écartèlement : aventurier en Orient et redresseur de torts à Penedono (Alentejo), sensuel et sentimental, trafiquant et honnête homme, cupide et généreux, solitaire et solidaire, soumis à ses passions et révolté contre la tyrannie du milieu. À ses côtés chemine un temps, en camion Ford, un Senhor Pereira (Sancho), qui lui révèle “l’intime et confiante connivence” de l’amitié.

On peut lire, dans Senhor Ventura, une alternative utopique : d’une part le monde de la corruption, ici figuré par l’Orient où le Portugal déploya sa vénalité mercantile ; et d’autre part le monde idéal de la terre-mère. Mais l’utopie se heurte constamment au réel, un réel majuscule qui finalement l’emporte : “Le Sexe, j’y insiste. Et même flanqué de Lawrence et de Freud, j’ajoute : la perdition.”

Par les aventures, les personnages et le ton, le découpage et la rapidité, ce curieux récit en spirale tient à la fois du roman picaresque, du feuilleton et du synopsis. Il a été publié pour la première fois en 1943. Miguel Torga avait alors 36 ans. Senhor Ventura porte les mêmes croix que son auteur : blessures de l’émigration et de l’humiliation, tension entre le déracinement et l’enracinement, entre le déterminisme et l’ardente nécessité de l’entraver – qui trouvera dans les Poèmes Ibériques une expression triomphante : “Tous nous faisons notre destin.”

Miguel Torga

Miguel Torga – Portugais (12 août 1907 - 17 janvier 1995), par Claire Cayron, sa traductrice :

Miguel Torga, de son vrai nom Adolfo Correia Rocha, est né au village de São Martinho de Anta, où il a été mis en terre, “au milieu du paysage qui a emmailloté ma naissance et ensevelira ma fin”, comme il l’avait écrit dès 1952 : celui de son “royaume merveilleux”, la pauvre et secrète province de Trás-os-Montes, au nord-est du Portugal.

Se revendiquant ibérique, il avait choisi, en littérature, de se prénommer Miguel par admiration pour deux grands espagnols (Cervantès et Unamuno) et d’être Torga du nom d’une bruyère de sa montagne transmontana, austère et résistante. Sous l’identité d’Adolfo Correia Rocha, il était médecin ORL à Coimbra.

En décembre 1978, par décision du Conseil des Ministres et de l’Assemblée de la République, le Portugal rendait un hommage national à Miguel Torga, pour le cinquantenaire de sa vie littéraire. Elle avait commencé en 1928 à l’âge de 21 ans, par la publication d’un recueil de poèmes, Ansiedade, et s’est poursuivie jusqu’aux derniers mois de la longue vie de l’auteur : le Diário XVI s’achève en décembre 1993. “Un véritable créateur, fut-il Dieu, ne se repose pas le septième jour”, avait écrit Miguel Torga en 1962, en conclusion à des soupçons sur la sincérité de l’auteur de La Genèse….

Si vous vous promenez aujourd’hui dans les librairies de Lisbonne, de Coimbra, de Porto, vous remarquerez, alignés sur les étagères, une cinquantaine de volumes, tous semblables, “édités dans le même papier terne, le même format, le même caractère et jusqu’à la même maquette de couverture, chaque volume revêtu de la même pauvre bure du précédent” : l’œuvre auto-éditée de Miguel Torga. Une collection devenue déjà un objet bibliophilique, l’œuvre ayant été confiée, depuis la mort de l’écrivain, aux Publicações Dom Quixote à Lisbonne.

Miguel Torga est devenu classique de son vivant, en raison de la portée, de la diversité et de l’originalité de son œuvre, à l’image de l’un de ses aphorismes : “L’universel, c’est le local moins les murs”. Ce sont 94 nouvelles, 2 romans et le grand récit romanesque de sa “création du monde”, les 16 volumes du Journal, 3 pièces de théâtre, 2 volumes d’essais et conférences, 15 recueils poétiques et les 700 poèmes inclus dans l’édition originale du Journal. Depuis longtemps, des “fadistes” chantent Miguel Torga, plusieurs de ses ouvrages ont été mis en onde, en scène et en images, et chacun a été régulièrement attendu et commenté, voire guetté, sous le régime de Salazar que cette œuvre subversive indisposait particulièrement. Aussi a-t-elle valu à Miguel Torga de connaître l’arsenal complet des exactions politico-policières : arrestation, emprisonnement, saisies, privation de passeport, mise sous surveillance. Mais écrivait-il plaisamment après une saisie : “La police, avec sa méfiance professionnelle à l’égard de la vérité, me dit si je suis sur la bonne voie ou non” Et de récidiver, en apostrophant ainsi le dictateur : “Le vainqueur sera celui qui a le meilleur souffle” – ce fut lui.

De son premier ouvrage, aujourd’hui retiré du commerce, Miguel Torga, n’a conservé qu’un seul vers, dans une anthologie de son œuvre poétique : “J’ai peur de l’avers ”. Les dernières lignes de son Journal constatent : “A quelque chose devraient me servir mes cicatrices d’inlassable défenseur de l’amour, de la vérité et de la liberté, triade bénie justifiant le passage en ce monde de n’importe quel être humain”.

La critique a réservé un accueil constamment attentif à son édition française : “Miguel Torga est un écrivain dont la prose, nourrie par les âges et burinée par les expériences, brûle sur son passage tout ce que la littérature contient de sophismes, de fourberies, de couardises et d’artifices”, a notamment écrit Jérôme Garcin. En savoir plus.

Presse et librairies

Ce récit vif et enlevé raconte les tribulations d’un jeune paysan de l’Alentejo entre la Chine, où il va chercher la fortune et l’amour – il n’y trouve que le contraire de l’une et de l’autre – et son village de Penedono, où il tentera de se retrouver. Mais derrière ces épisodes, derrière « la soumission des instincts et des sens aux voies de l’aventure », c’est la figure emblématique de l’Emigrant, que détaille Torga, c’est la fable éternelle de l’Exil et du Retour qu’il écrit, superbement.


Patrick Kéchichian, La Terre de Torga, La Monde, 10 avril 1992

(…) L’écriture est sobre et savoureuse, les séquences se succèdent à un rythme rapide, l’auteur, omniscient, médite sur le carctère et le destin de ses héros, symboles d’un pays qui hésite entre la terre et la mer, jadis ouvert sur le monde et conquérant, aujourd’hui prostré.
 

Juan Marey, Révolution, 30 avril 1992

Depuis la Pérégrination de Fernao Mendes Pinto et les Lusiades de Luis de Camoes, classiques fondateurs de la littérature portugaise, les récits n’ont pas manqué dans ce pays, qui racontent « des existence frappées d’ubiquité, divisées, perturbées… ». Senhor Ventura s’inscrit dans cette lignée. Dès le début de cette fable menée à un train d’enfer (on pense au Mandarain d’Eça de Queiroz), Miguel Torga affirme qu’il met dans son héros « la réalité de ce qu’[il est] et la nostalgie de ce qu’[il aurait] pu être. »


Antoine de Gaudemar, Libération, 30 janvier 1992