Arche

140 pages

Littérature étrangère

978-2-7143-0716-3

16.25 €

L’Arche de Torga s’est échouée sur quelque rocher dressé de la chaîne du Marao, au cœur de son Trás-Os-Montes natal. Comme l’Arche biblique, elle a vocation de sauvegarde, mais elle l’assume en toute originalité. Elle sert de refuge à une étrange population non hiérarchisée dont chaque membre est unique et sans descendance. Des animaux qui ont l’air d’hommes : un chat gigolo, un moineau profiteur, un coq de la famille de don Juan (comme lui, il se nomme Tenório), un taureau manipulé, un mulet crédule, un chien sentimental, un merle philosophe, une cigale yogi, un crapaud gourou et un corbeau existentialiste portant le nom du patron de Lisbonne, qui ne se contente pas de clore l’histoire biblique mais en assure le détournement final. Mêlés à eux, trois humains qui ont l‘air d’animaux : Madalena met bas son fils dans un trou de rocher, senhor Nicolau l’entomologiste meurt en insecte, Ramiro le berger tue silencieusement comme les prédateurs de la montagne. Au milieu — juste au milieu — de cette anthropo-ménagerie, un enfant magicien.
En outre, dans son arche personnelle, Miguel Torga n’a pas limité la présence vivante à l’animal et à l’humain. Curieusement, l’Éternel en colère, dans son souci de sauvegarde, avait omis le résultat de son troisième jour de création : le monde végétal et minéral. Dans l’Arche de Torga sont conservées, par nomination accumulative et détaillée, la végétation et toute une géographie provinciale. Vallées et monts, villages et hameaux, sources, mares et ruisseaux, et les petits chemins creusés dans le rocher «  par des millénaires de sabots et de souliers cloutés  », autour de Sao Martinho de Anta, se trouvent ainsi préservés du seul déluge susceptible d’anéantir Trás-Os-Montes : le dépeuplement par exode ou émigration.
Restait enfin à préserver le Verbe. Tout un parler lié aux travaux quotidiens de la montagne, une abondance de proverbes exprimant les mœurs et la morale sociale transmontana, des expressions que l’on ne trouve pas au dictionnaire et qui s’accumulent à pleine page dans cette Arche du portugais idiomatique. (Claire Cayron)

Miguel Torga

Miguel Torga – Portugais (12 août 1907 - 17 janvier 1995), par Claire Cayron, sa traductrice :

Miguel Torga, de son vrai nom Adolfo Correia Rocha, est né au village de São Martinho de Anta, où il a été mis en terre, “au milieu du paysage qui a emmailloté ma naissance et ensevelira ma fin”, comme il l’avait écrit dès 1952 : celui de son “royaume merveilleux”, la pauvre et secrète province de Trás-os-Montes, au nord-est du Portugal.

Se revendiquant ibérique, il avait choisi, en littérature, de se prénommer Miguel par admiration pour deux grands espagnols (Cervantès et Unamuno) et d’être Torga du nom d’une bruyère de sa montagne transmontana, austère et résistante. Sous l’identité d’Adolfo Correia Rocha, il était médecin ORL à Coimbra.

En décembre 1978, par décision du Conseil des Ministres et de l’Assemblée de la République, le Portugal rendait un hommage national à Miguel Torga, pour le cinquantenaire de sa vie littéraire. Elle avait commencé en 1928 à l’âge de 21 ans, par la publication d’un recueil de poèmes, Ansiedade, et s’est poursuivie jusqu’aux derniers mois de la longue vie de l’auteur : le Diário XVI s’achève en décembre 1993. “Un véritable créateur, fut-il Dieu, ne se repose pas le septième jour”, avait écrit Miguel Torga en 1962, en conclusion à des soupçons sur la sincérité de l’auteur de La Genèse….

Si vous vous promenez aujourd’hui dans les librairies de Lisbonne, de Coimbra, de Porto, vous remarquerez, alignés sur les étagères, une cinquantaine de volumes, tous semblables, “édités dans le même papier terne, le même format, le même caractère et jusqu’à la même maquette de couverture, chaque volume revêtu de la même pauvre bure du précédent” : l’œuvre auto-éditée de Miguel Torga. Une collection devenue déjà un objet bibliophilique, l’œuvre ayant été confiée, depuis la mort de l’écrivain, aux Publicações Dom Quixote à Lisbonne.

Miguel Torga est devenu classique de son vivant, en raison de la portée, de la diversité et de l’originalité de son œuvre, à l’image de l’un de ses aphorismes : “L’universel, c’est le local moins les murs”. Ce sont 94 nouvelles, 2 romans et le grand récit romanesque de sa “création du monde”, les 16 volumes du Journal, 3 pièces de théâtre, 2 volumes d’essais et conférences, 15 recueils poétiques et les 700 poèmes inclus dans l’édition originale du Journal. Depuis longtemps, des “fadistes” chantent Miguel Torga, plusieurs de ses ouvrages ont été mis en onde, en scène et en images, et chacun a été régulièrement attendu et commenté, voire guetté, sous le régime de Salazar que cette œuvre subversive indisposait particulièrement. Aussi a-t-elle valu à Miguel Torga de connaître l’arsenal complet des exactions politico-policières : arrestation, emprisonnement, saisies, privation de passeport, mise sous surveillance. Mais écrivait-il plaisamment après une saisie : “La police, avec sa méfiance professionnelle à l’égard de la vérité, me dit si je suis sur la bonne voie ou non” Et de récidiver, en apostrophant ainsi le dictateur : “Le vainqueur sera celui qui a le meilleur souffle” – ce fut lui.

De son premier ouvrage, aujourd’hui retiré du commerce, Miguel Torga, n’a conservé qu’un seul vers, dans une anthologie de son œuvre poétique : “J’ai peur de l’avers ”. Les dernières lignes de son Journal constatent : “A quelque chose devraient me servir mes cicatrices d’inlassable défenseur de l’amour, de la vérité et de la liberté, triade bénie justifiant le passage en ce monde de n’importe quel être humain”.

La critique a réservé un accueil constamment attentif à son édition française : “Miguel Torga est un écrivain dont la prose, nourrie par les âges et burinée par les expériences, brûle sur son passage tout ce que la littérature contient de sophismes, de fourberies, de couardises et d’artifices”, a notamment écrit Jérôme Garcin. En savoir plus.