Vers une littérature de l’épuisement
Qu’est-ce que la voix narrative ? Pourquoi et selon quelle nécessité se met-elle si souvent en scène dans tant de textes de la littérature contemporaine ? Quel sens prend alors la décision d’écrire ?
À ces questions, fondamentales pour notre expérience de lecteur aussi bien que vitales pour l’écrivain d’aujourd’hui, cet essai tente de répondre. Il considère, sous le nom de « récit », un secteur particulièrement important de la modernité ouverte en France par Proust, et dont l’unité se définit par la commune attention à la mise en doute de la parole et du sujet. Il faut donc retracer la généalogie de ce genre, caractérisé par la prédominance d’une voix fictive en quête de sa place au sein du discours qu’elle produit sans le surplomber. Il faut confronter des tentatives aussi diverses que celles de Beckett, Borgès ou Blanchot pour entendre ce qu’elles ont à nous dire sur le statut du sujet tel qu’il s’apparaît et se dissimule dans sa parole. L’enseignement de la littérature croise ainsi ceux de la linguistique de l’énonciation et de la psychanalyse, qu’elle nous permet d’interroger. Cette nouvelle logique de l’inscription offre une voie d’accès privilégiée pour relire, dans toute leur violence, les récits de Poe et L’Étranger de Camus comme écriture d’une certaine économie de la mort.
« Pourquoi écrivez-vous ? Pour épuiser. » Le souhait et l’ambition qui traversent cet ensemble de textes pourraient se résumer à cet abrupt dialogue. Sur les ruines du romanesque qu’il continue d’explorer différemment, le récit est une entreprise d’épuisement du sujet. Ce vœu trame silencieusement, on le verra, tout le projet d’À la recherche du temps perdu. Plus fondamentalement, l’épuisement est le programme esthétique d’une certaine époque à laquelle nous n’appartenons peut-être plus. Inventaire du néant beckettien ou effacement de Monsieur Teste, ses déclinaisons ont le même arrière-plan. Nulle négativité pourtant mais, au contraire, l’affirmation lucide du bonheur d’écrire pour inventer une solitude donnée en partage, et la joie, profonde et paradoxale, que peut seule nous révéler la littérature.