Autobiographie d’un enfant

Depuis L’ordre des choses (1959, préface de Gaston Bachelard) jusqu’à Zen et Occident (1992), la démarche singulière de Jacques Brosse consiste à faire découvrir l’intérieur des êtres et des choses, et cette vocation de naturaliste, d’encyclopédiste, de voyageur, et pour tout dire, d’écrivain, qui est la sienne, c’est à l’auteur de cette Autobiographie, c’est-à-dire l’enfant qu’il a été, qu’il la doit. Mais « intéresser le lecteur à l’enfance d’un autre, la mienne », prévient-il en marge de son récit,« n’est point mon propos, mais bien plutôt l’amener à reconsidérer la sienne, non telle qu’il l’imagine, mais telle qu’il l’a réellement vécue, telle qu’elle est encore là, en lui, afin de pouvoir retrouver la source intarissable au cœur de l’être ». L’enfant n’apparaît alors plus seulement comme le père de l’adulte, mais comme son maître, et le premier mérite de ce récit alerte, savoureux, sans aucune complaisance et de ce fait dérangeant, est de célébrer le mystère de l’Enfance et de nous y éveiller.

Les promesses de l’enfant, l’adulte les a-t-il tenues ? Cet enfant métaphysicien, curieux de connaître les rouages secrets des êtres et des choses, découvrant le monde et y cherchant un ordre, une origine, en est-il vraiment l’héritier ? Que sait-il encore de l’Enfance celui que la vie déserte de jour en jour, se souvient-il d’avoir été un être joyeux, débordant de vie, intuitif, spontané, imaginatif, doué d’une vie intérieure exceptionnelle? A-t-il compris comment l’enfant jouissait du libre usage de la totalité de ses facultés de penser et de rêver, avant que l’apprentissage familial, l’éducation et l’environnement social ne privilégient certains secteurs de son cerveau au détriment des autres, ces autres qui semblaient avoir prédominé chez le très jeune enfant, comme ils tenaient jadis le premier rôle chez l’homme archaïque ? Imaginait-il seulement que l’enfant pouvait venir de quelque part, que sa mémoire conservait les traces d’un voyage commencé avant sa naissance? Et cet enfant pluriel, à qui semblait s’offrir une infinité d’existences, ne connut pour toute descendance que l’adulte, cet imposteur qui écrit un livre sur l’enfant qu’il croit avoir été au lieu de l’écrire sous sa dictée.

Mais si l’enfant conserve seul le secret de l’Enfance, c’est donc lui, de préférence à l’adulte, qu’il convient d’interroger. Quant aux moyens de retrouver sa trace, de reprendre contact avec lui, l’auteur a consacré son existence à les découvrir et son œuvre à les faire connaître.

À travers son enquête sur l’invisible, Jacques Brosse ne cesse de dénoncer le caractère illusoire de la personnalité de l’homme occidental, rassemblée, centrée autour d’une réalité plus inconsistante encore, pur produit d’un environnement culturel et social, le « moi ». Une longue psychanalyse, une approche méthodique des drogues en relation avec Michaux, une expérience malheureuse du yoga puis la découverte de la pratique du bouddhisme zen en la personne d’un grand maître japonais, l’ont convaincu qu’il existait entre l’état d’enfance et l’état d’Éveil auquel peut parvenir l’adepte d’un enseignement traditionnel, une ressemblance évidente. À la manière de Proust, au terme de sa « Recherche », écrivant Le Temps retrouvé, l'Autobiographie laisse supposer que de cette relation entre l’enfant et l’adulte, dont les grands livres de Jacques Brosse marquent l’évolution (L’ordre des choses, 1959 ; L’Ephémère, 1960 ; Inventaire des sens, 1965 ; Cinq méditations sur le corps plus une, 1967 et 1991 ; L’expérience du rêve, 1969 ; L’homme dans les bois, 1976 ; Satori, dix ans d’expérience avec un Maître Zen, 1984 ; Terres promises, 1985 ; Mythologie des arbres, 1989), l’enfant a sans doute tiré le meilleur parti : n’a-t-il pas convaincu l’adulte, pour finir, de le laisser écrire son livre à sa place ? Ainsi rien n’est une fatalité si, comme le dit admirablement ce livre, le temps est réversible : « La naissance et la mort sont les portes opposées de l’existence, non de l’être. »