Pour mémoire
On pourrait, transposant la phrase de Valéry que Pierre Leyris aimait à citer : « Un lion, c’est du mouton assimilé », voir dans l’assemblage des notes qui vont suivre la matière d’une vie resongée, éclairée dans ses différents âges et jetée par fragments sur le papier par un homme conscient qu’elle allait, bientôt, toucher à sa fin. On ne s’étonnera donc pas que ce texte, à plusieurs égards singulier, semble au premier abord se dérober aux catégories habituelles : s’agit-il d’un journal, de mémoires, d’un recueil de souvenirs et de réflexions mêlés ?
Ces ruminations d’un petit clerc à l’usage de ses frères humains et des vers légataires forment tout ensemble un journal sans dates et la chronique parfois inquiète, d’autres fois émerveillée, de ce journal en train de s’écrire.
Au moins autant que l’intérêt documentaire d’un témoignage sur une époque où l’on pouvait encore tomber sur des Picasso première manière négligemment posés sur un trottoir, et qui nous fait tour à tour pénétrer dans l’atelier de Braque, pousser la porte de la librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon, ou celle du bureau de Paulhan à la NRF, c’est la justesse et l’acuité de l’introspection qui retiennent, lorsque celle-ci devient capable d’enregistrer à la façon d’un sismographe les mouvements et étiages successifs d’un esprit au travail qui se souvient, se projette et s’interroge. Aussi écartelé qu’il ait pu être, selon les jours, entre l’instinct du « vouloir-vivre » et les progrès de ce que l’auteur savait être, pour reprendre ses termes, son « vers-la-mort ».
Gilles Ortlieb
Presse et librairies
C’est une expérience de lecture troublante, qui confirme que, pour être un bon traducteur, il faut, entre autres qualités, posséder un monde intérieur et linguistique propre, des obsessions, un vocabulaire singulier, une structure psychologique élaborée, bref une sorte de langue poétique qui ne se contente pas d’interpréter une autre langue, mais qui puisse la faire sienne. Pierre Leyris évoluait dans le monde de Roger Caillois, Henri Michaux, Antonin Artaud, Arthur Adamov ou du peintre Mirò, avec en lointaines icônes protectrices le visage du voyant, Rimbaud et la silhouette de Mallarmé. Les poètes anglais étaient accueillis dans cet univers-là.
René de Ceccatty, Le Monde, 21 juin 2002Voilà du grain à moudre. On est ébloui, stupéfié souvent de cette verdeur, de cette alacrité d’un homme qui, pour avoir beaucoup pratiqué les autres, en savait si long sur lui-même, et avec si peu d’ostentation.
Michel Crépu, La Croix, juin 2002Le « livre essentiel, le seul livre vrai », évoqué par Proust, ce fut pour Pierre Leyris la littérature tout entière. Il en traduisit, certes, au sens propre, rendant lisible en français de grands textes anglais et américains. Mais la littérature l’a nourri au point que c’est par elle qu’il semble capable de traduire le monde extérieur en monde intérieur.
Mathieu Lindon, La Chronique, en français dans le texte, 02 mai 2002