Ismaïl Kadaré, Prométhée porte-feu
Le coup de tonnerre qu’a provoqué la défection d’Ismail Kadaré n’aurait pas été si violent si l’écrivain n’avait pas eu un poids moral aussi important dans la société albanaise. Dire qu’il est la conscience de son pays n’est pas exagéré et s’il en est venu à occuper pareille place, c’est parce que depuis le début des années 60, il a su bâtir une œuvre très homogène qui le classe parmi les grands noms de la littérature contemporaine. L’objet de ce livre, sans pour autant éluder certaines questions que l’on peut se poser, a d’abord été de montrer en quoi Kadaré avait du talent, et quel talent, avant d’évoquer son engagement philosophique et politique. La raison à cela est que les médias et les critiques occidentaux ont largement exploré le versant politique de l’œuvre jusqu’à ne plus faire de l’écrivain qu’un dissident de l’intérieur.
Cet essai est une photo aérienne de l’œuvre car elle prend toute sa valeur vue de très haut. Tout comme en géographie la photo aérienne permet de découvrir ce qu’au sol on ne distingue pas, cet aperçu de l’œuvre montre toutes les interconnexions qui relient les livres de Kadaré et l’on peut dire qu’il a su créer un univers extrêmement personnel, original, fondé sur les légendes et les mythes balkaniques et de la Grèce ancienne. Au centre de cet univers se dresse Prométhée, premier rebelle et premier défenseur de l’homme. Désormais l’homme n’a plus besoin du feu, ou plutôt a-t-il besoin d’un feu différent pour résister aux tyrans, celui de la connaissance. Toute l’œuvre de Kadaré, tout son univers tournent d’autre part autour d’une certaine idée de l’homme. Homme d’honneur, qui tient ses engagements et respecte la dignité de ses semblables, qui a ancré dans son esprit un concept-clé venu des tréfonds de l’histoire albanaise : la bessa, c’est-à-dire la parole donnée, que les Albanais respectent depuis des siècles. Ce concept irrigue l’œuvre entière et lui donne une portée universelle.
On ne peut, de l’univers kadaréen, oublier l’aspect le plus tragique, voire visionnaire. L’écrivain a pendant des décennies vécu au centre de la dictature et y a rédigé deux romans terribles, La niche de la honte et Le palais des rêves. La vision kadaréenne du totalitarisme est la plus noire qui soit et peut-être surpasse-t-il dans cette entreprise ceux que l’on considérait comme les plus impitoyables peintres de cet enfer, de Georges Orwell à Bradbury. Elle ne laisse pas la moindre place à la liberté et à la résistance. Kadaré décrit comment on fait taire une langue, comment on éteint une culture, comment on inocule l’oubli à des populations entières. Il instille la dictature dans des régions où l’homme croit pouvoir rester lui-même son inconscient, son subconscient. La prouesse l’une des prouesses de Kadaré est d’avoir publié ces romans à quelques centaines de mètres du siège de la plus dure dictature européenne depuis la mort de Staline.